Semaine 4, Whitman et la guerre de Sécession

Frederic Church : Météores de 1860
Frederic Church : Météores de 1860

Avant-propos

Les journaux étaient truffés d’articles parlant des fortes pluies de météorites au cours de l'automne 1859 et l'été 1860 : ce fut en fait « l’année des météores », ainsi que le présente le poème annonciateur de mauvais présages de Whitman. Le tableau de l’artiste américain Frederic Church, « Météore de 1860 », capture le drame et la puissance de l’événement de météores de juillet. Au cours de cette dernière année difficile avant le début de la guerre de Sécession, 1859-1860, des événements spectaculaires inattendus, qui semblaient présager quelque chose de catastrophique, semblaient se passer de façon récurrente et de plus en plus répétitive. Aucun événement ne fut plus inquiétant que la capture, le procès et la pendaison du radical abolitionniste John Brown, qui avait tenté d’orchestrer une insurrection d'esclaves qui — il l’espérait — allait déclencher une guerre pour abolir l’esclavage ; son attaque sur Harpers Ferry Armory (l’Armurerie de Harpers Ferry) dans l'ouest de la Virginie eut lieu en Octobre 1859. Henry David Thoreau écrivit que « la carrière de John Brown durant les six dernières semaines de sa vie fut tel un météore étincelant chassant l’obscurité dans laquelle nous vivons ». Herman Melville allait commencer son propre livre de poèmes sur la guerre de Sécession, Tableaux de bataille, avec un court poème intitulé « Le Présage », décrivant Brown « Suspendu à la poutre, / se balançant lentement », et le surnommant « Le météore de la guerre ». La spectaculaire pluie de météores tomba en Novembre, à mi-chemin entre la condamnation de Brown et son exécution, et de nombreux journaux ne manquèrent pas de mettre l’accent sur la synchronicité de ces deux événements. Melville le baptisa « l’étrange John Brown » (Weird John Brown) : il était « étrange » de la même manière que les « Sœurs étranges » (Weird Sisters) de Shakespeare dans Macbeth l’étaient — des agents de la prophétie et du sort (le mot « weird » provient du vieil anglais « wyrd », qui signifie « destin »).

Dans « L’Année des météores », Whitman rejoint Thoreau et Melville en reconnaissant les différentes façons par lesquelles John Brown et les météores signalaient l’inévitable fatalité d’une guerre que beaucoup voyaient venir. Dans son poème, Whitman définit l’année précédant la guerre comme une « année de couvaison », au cours de laquelle Lincoln fut élu président (assumant la dix-neuvième « présidence », un mot que Whitman était fier d'avoir inventé, et qui signifie un mandat de quatre ans — un président pourrait servir deux mandats (en cas de réelection) ou deux présidents pourraient partager une présidence si l’un démissionnait ou décédait en cours de mandat). Le narrateur du poème de Whitman s’imagine présent lors de la pendaison de Brown, les dents serrées, témoin silencieux de cette mort qui en présage bien d’autres à venir.

Mais le poème bifurque ensuite dans une direction tout à fait inattendue, rappelant la visite à New York, en Octobre 1860, d’Edward, prince de Galles, juste un an après la rafle de Brown à Harpers Ferry. Âgé de dix-huit ans, Edward, fils de la reine Victoria et du prince playboy notoire, eut un grand succès en Amérique du Nord, accueilli par des dizaines de milliers de personnes lors de ses visites dans différentes villes américaines. Son voyage marque les débuts de l'engouement renouvelé de l’Amérique pour la famille royale britannique. Il fut le premier héritier du trône britannique à venir aux États-Unis, et sa participation à un service de Trinity Church (l'église de la Trinité) à New York pour entendre des prières pour la famille royale, prononcées pour la première fois depuis la Révolution américaine, fut considérée comme un signe d’une nouvelle ère d’amitié entre les anciens antagonistes. Les guerres d’hier où s’affrontaient l’Amérique et la Grande-Bretagne semblaient se dissoudre dans le passé, juste au moment où une nouvelle guerre intestine s’annonçait, et qui conduirait à la fois le Nord et le Sud à chercher le soutien et la reconnaissance vitale de la Grande-Bretagne — un pays écartelé par le choix à faire du soutien de l’une ou l’autre moitié, et qui finit par rester neutre, malgré le fait que de nombreux Britanniques influents favorisèrent la Confédération. Dans un geste controversé, Edward fit une visite rapide à Richmond, qui allait bientôt devenir la capitale confédérée, mais il passa la plupart de son temps à voyager à travers le Nord. Il rendit visite au président Buchanan à la Maison Blanche et, dans un acte de paix, visita la maison de George Washington à Mount Vernon, et rendit hommage à la tombe du général qui contribua à vaincre les Britanniques et assurer l’indépendance américaine.

En évoquant la visite du prince à New York, Whitman fait écho au langage affectueux de mâle à mâle présent dans ses « poèmes Calamus » qu’il avait inclus dans un groupe de poèmes de ce nom dans ses Feuilles d’herbe de 1860, une édition dans laquelle il propose une vision d’une « nouvelle amitié — Elle portera mon nom, / Elle circulera à travers les États, indifférente quant au lieu, / Elle les entrelacera les uns aux autres encore et encore — Ils seront compacts, montreront de nouveaux signes, / L’affection résoudra tous les problèmes de la liberté… » Telle était « l’affection Calamus », espérant qu’elle pourrait empêcher une guerre civile, demandant aux hommes de créer leurs liens non pas en se mesurant à l’autre ou encore en le combattant, mais plutôt en prodiguant des soins capables de les guérir et ainsi servir les intérêts démocratiques par delà les différences régionales : « La signification spéciale du groupe de ‘poèmes Calamus’ des Feuilles d’herbe », écrit-il, « réside principalement dans sa signification politique ». Elle serait « la belle et saine affection d’un homme pour un autre, latente chez tous les jeunes gens, du nord et du sud, de l’est et l’ouest » grâce à laquelle les « États-Unis de l'avenir… doivent être le plus efficacement soudés, rassemblés, pour une refonte d’une union vibrante. » Alors, dans « L’Année des météores », il exprime un amour de « Calamus » pour Edward : « Je ne sais pas pourquoi, mais je t’ai aimé. » L'amour qu’il exprime ici pour un jeune homme qui maintenant représente l’ancien ennemi de l’Amérique est une sorte de réconciliation qui préfigure la réconciliation que Whitman allait adopter envers ses ennemis confédérés à la fin de la guerre de Sécession.

L’orateur rappelle ensuite un autre événement mémorable de l’été 1860 lorsque le Great-Eastern, un bateau à vapeur de fer de la flotte britannique — à l’époque le plus grand navire construit (Whitman dit qu’« il faisait 600 pieds de long », mais en réalité, il faisait plus de 692 pieds de long) — arrive dans le port de New York lors de son premier voyage transatlantique. Après la description de cette arrivée, l’orateur passe soudainement à « l’étrange et immense cortège de météores, éblouissant et clair, filant au-dessus de nos têtes ». Peut-être que maintenant Whitman pense à l’explosion de météores de 1860 que Church a peint. Mais au lieu de lier l’image des météores à John Brown et aux présages de la guerre (comme Melville et Thoreau l’avaient fait), Whitman l’associe aux événements de cette année « tissée de bonheur et de malheur », et perçoit un canevas général d’allées et venues, de luminosité et de ténèbres « transitoires et étranges », d’insignifiance ultime de tous les événements, même ceux qui semblent les plus importants, dans l’immensité du temps cosmique. Avec un geste si mémorable, Whitman termine son poème en soulignant le caractère éphémère de son propre travail et de lui-même : « qu’est ce livre exactement, / Et que suis-je moi-même, sinon l’un de vos météores ? » Le météore éclate et traverse le ciel, puis disparaît dans l'immensité obscure ; La présidence de Lincoln naît tout d'un coup et s’éteint aussi soudainement ; Les plans de John Brown se matérialisent et s’effondrent; le prince de Galles rend visite et s’en va ; le Great Eastern arrive et repart et, finalement, est démantelé et oublié (en 1890, deux ans avant la mort de Whitman, le navire géant allait être brisé). Whitman revient à la certitude absolue que seule l’immensité du temps fournit un sens ultime à tous les événements, et il gagne un peu de réconfort en admettant que les présages de 1859-1860 sont des choses qui, avec le temps, « passent…à la hâte. » Il va continuer à essayer de comprendre les horreurs de la guerre qui est sur le point d’éclater en faisant confiance à la grande puissance réparatrice de la nature pour guérir l’histoire, pour transformer la mort en masse en fertilité, pour faire naître un avenir de l’obscurité du présent.

Nous allons voir comment, tout au long de la guerre, Whitman contemple le ciel, non pas pour y lire des conseils ou des prédictions, mais bien plutôt pour se réchauffer au creux de l’infini du temps et de l’espace, telle une toile de fond qui sans fin tisse les va et vient des cycles de l’humanité, qui nous paraissent, à chaque instant, capitaux et incontournables. Les horreurs auxquelles Whitman allait faire face durant les quatre années de la guerre de Sécession allaient faire tourner son regard vers le ciel.

—EF

« L’Année des météores »

L’ANNÉE des météores ! Une année maussade !
Je voudrais collecter vos faits et gestes par ces quelques mots
qui témoigneront ;
Je voudrais chanter votre course à la 19ème présidence ;
Je voudrais chanter comment un homme, grand, âgé, aux cheveux blancs,
monta sur l'échafaud, en Virginie ;
(J’y étais — je me tenais debout, silencieux, bouche fermée —
j’observais ;
Je me tenais debout tout près de toi, mon vieux, lorsque, calme et détaché, mais tremblant à cause de
ton âge et de tes blessures
mal cicatrisées, tu montas sur l'échafaud ;)
Je voudrais chanter dans ma chanson prodigue vos déclarations de recensement
des États,
Les classements de la population et des vivres — je voudrais chanter
vos navires et leurs cargaisons,
Les bateaux noirs, fiers, de Manhattan, arrivant, certains
remplis d’immigrants, d’autres venant de l’isthme
chargés de cargaisons d’or ;
Ce que je voudrais chanter, ce sont des chansons louant tout cela, ce qui se passe
ici-bas, voilà ce que je voudrais témoigner ;
Et toi, beau jeune homme, je voudrais te chanter ! Bienvenue à toi
de ma part, doux garçon d’Angleterre !
Te souviens-tu défiler avec les foules de Manhattan, lorsque tu
marchas avec le cortège des nobles ?
J’étais là dans la foule, et je t’ai aperçu,
j’en fus attendri ;
Je ne sais pas pourquoi, mais je t’ai aimé… (Vole donc douce
complainte,
Bien loin, par delà les mers, avec la célérité d’une flèche, messagère
de mon amour,
Va et trouve, en son palais, le jeune homme que j’aime, et dépose ces
vers à ses pieds ;)
— Je n’oublie, en aucune façon, de chanter la splendeur de ce navire
sillonnant la baie,
Majestueux, et doté d’une belle silhouette, le navire Great Eastern fit son entrée
dans ma baie, il faisait 600 pieds de long,
Se déplaçant rapidement, entouré de mille petits bateaux
satellites, je n’oublie pas de le chanter ;
Ni la chute impromptue de la comète, par le nord,
embrasant le ciel,
Ni l’étrange et immense cortège de météores, éblouissant et
clair, filant au-dessus de nos têtes,
(Un moment, un long moment, il vogua avec ses boules de lumière
surnaturelle au-dessus de nous,
Puis il s’éloigna, seul dans la nuit, pour disparaître ;)
— Je les chante, ces météores intermittents aux lueurs sans
pareilles. Et j’aurais aimé réhabiliter ces chants, leur rendre leur superbe ;
Vos chants, ô année tissée de bonheur et de malheur !
Une année faite de pressentiments ! L’année du jeune homme que j’aime !
L’année des comètes et des météores de passage, étranges ! — Même ici,
me voilà, moi aussi, tout autant de passage et étrange à la fois !
Comme je tourbillonne, follement, parmi vous, jusqu’à m’effeuiller et disparaître,
qu’est ce livre exactement,
Et que suis-je moi-même, sinon l’un de vos météores ?

Postface

En Février 2013, un météore de la taille d'un bus a traversé le ciel dans la région de l'Oural, au sud de la Russie — produisant un éclair de lumière plus brillant que le soleil — et a explosé au-dessus de la ville de Chelyabinsk, provoquant des ondes de choc sur terre, brisant plusieurs millions de pieds carrés de verre de miroiterie — dont les éclats blessèrent plus d'un millier de personnes — et déversant environ cinq cents kilotonnes d'énergie, vingt fois la puissance de la bombe atomique sur Hiroshima. Un astéroïde était passé près de la terre tôt dans la journée, et, bien qu'il n'y eut aucun lien entre les deux objets, certains néanmoins lurent des présages dans cette coïncidence cosmique, car la guerre faisait rage au Moyen-Orient, les attentats terroristes allaient croissant, et l'économie mondiale vacillait, une fois de plus, se retrouvant au bord de l'effondrement ; durant cette année la Russie allait annexer la Crimée, précipitant une crise internationale qu’un ami sarcastique de Moscou imputa au météore. C’était la preuve que quelque chose se tramait dans les étoiles.

L’envie de Whitman de « collecter vos faits et gestes par ces quelques mots qui témoigneront » est partie intégrante de l’art de la poésie, qui cherche à fixer une fois pour toutes l’authenticité de l’histoire de chacun, aussi fugace soit-elle. Ce que Wordsworth a appelé « l'émotion recueillie dans la tranquillité » atteint un autre niveau de signification dans la détermination de Whitman d’inventorier les événements décisifs de l'année avant le début de la Guerre de Sécession, qu'il en ait été témoin ou non : la campagne présidentielle ; l'exécution de John Brown ; la visite d'Edward, prince de Galles ; l'arrivée au port de New York de ce qui était à l’époque le plus grand navire jamais construit ; l'apparition d'une comète ; l’éblouissant défilé de météores qui inspira le poème... Tout est « transitoire et étrange » dans l'imaginaire du poète, et encore plus durant cette « année de pressentiments. » Et qui a-t-il de plus étrange que cet assemblage de ces éléments, disparates et transitoires ?

Notez que Whitman écrit ce poème au conditionnel : « Je voudrais chanter » — une profession de foi en contradiction avec sa déclaration au début du « Chant de moi-même » : « Je me célèbre et me chante moi-même. » Que peut-on célébrer à l’aube d’une guerre civile ? Seulement la reconnaissance du fait que, dans l'ordre des choses, nous ne sommes que « d’éphémères chapitres », selon la phrase mémorable de Robert Lowell. Et ceci : aussi longtemps et intensément que la flamme de nos existences brille, elle est porteuse de sens — et de la possibilité de quelque chose en plus. Rappelons que ce fut un météore qui amena les matériaux constructeurs de la vie sur terre. Malgré le terrible de cette guerre, Whitman pressentait que son après engendrerait, tel le phénix qui renaît de ses cendres, un nouveau mouvement politique voué à tracer son chemin pour l’avenir, pour le meilleur ou pour le pire, avide de nouveaux chants, glorieux, fruits d'une « année tissée de bonheur et de malheur ! » Écoutez-le !

—CM

Question

Nombreux sont ceux qui aujourd'hui encore interrogent les étoiles pour éclairer leur sort, leur destin, friands de prophétie. Même si certains clament leurs doutes quant au sérieux de l'astrologie, ils ne manqueraient pas de lire chaque matin leur horoscope ! Si l'astronomie a déshabillé les étoiles et le ciel de leurs habits de mystère, elle a, du même coup, élargi la connaissance de nouveaux mystères au sein du cosmos. Regardant les comètes et les astéroïdes, nous continuons à y lire les présages de diverses manifestations humaines ou naturelles. Quelle est la relation de l'homme aux étoiles dans le monde d’aujourd'hui ? Quelle place occupent-elles dans nos vies et comment les interprétons-nous suivant les cultures et les générations différentes ?

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