Semaine 13, Whitman and the Civil War

Les deux visages du bâtiment de l'Office des brevets; à droite : un hôpital, à gauche : une salle de bal
Les deux visages du bâtiment de l'Office des brevets; à droite : un hôpital, à gauche : une salle de bal
Foreword: 

L’Office des brevets des États-Unis fut l’un des premiers grands bâtiments gouvernementaux à être construits à Washington (après le Capitole et la Maison-Blanche) ; sa construction commença au milieu des années 1830 pour s’achever à la fin de la guerre de Sécession. En 1865, Whitman y travaillait en tant qu’employé au Bureau des Affaires indiennes (qui se situait au sous-sol de l’Office des brevets), mais deux ans auparavant — dans les jours suivant son arrivée dans la capitale, après avoir fini de prendre soin de son frère soldat George à Fredericksburg, en Virginie — il avait rendu visite aux soldats malades et blessés qui y étaient logés. De là naquit son engagement à se consacrer à ces soldats dans les hôpitaux qui se multipliaient dans tout Washington, et de façon si exponentielle, qu’on aurait pu croire que la nation toute entière (comme il l’écrivit à Ralph Waldo Emerson) avait été « amenée à l’Hôpital dans sa belle jeunesse — amenée et déposée ici dans ce grand sépulcre blanchi qu’était devenu Washington. » La grande capitale blanche de l'Amérique, toujours en cours de construction, paraissait, à Whitman, avoir hérité de tant de tombes déjà — concrètement, tant de tombes creusées pour les soldats mourants, et aussi pour rendre compte de l’hécatombe d’une nation à l’agonie, brisée, blessée, si jeune encore, une nation en pleine hémorragie qui perd ses jeunes soldats qui se déversent dans Washington. Whitman voyagea de la Virginie à Washington dans un train bondé de soldats blessés des suites de la bataille sanglante de Fredericksburg, et témoigna en écrivant à Emerson au sujet de cette « cargaison de la jeunesse éreintée, blessée, vidée de toute force, jonchant le sol », bon nombre provenant de la toute nouvelle et prometteuse région de l’ouest de la nation, un « cru occidental, convaincant, annonciateur d’un bel avenir, des hommes qui sont la preuve irréfutable de la beauté, de la possible tendresse, des hommes au courage sans faille. » Les édifices gouvernementaux en marbre blanc de la capitale, vastes et neufs furent investis, même inachevés, et servirent de casernes aux soldats et d’hôpitaux aux blessés. Quant à l’Office des brevets, il permit tout d’abord d’héberger de façon temporaire les troupes en instance de départ pour le combat, puis devint un hôpital pour accueillir ceux qui battus, bien trop vite, hélas, revinrent. C'est ainsi donc que Whitman démarra ses visites quotidiennes, raconta-t-il à Emerson, et trouva « La Mort qui, longeant les couloirs, d’un doigt délicat, touchait et libérait, ici et là, de jour comme de nuit, un malheureux jeune homme. »

Les deux courts paragraphes que Whitman consacre au Bâtiment de l’Office des brevets des États-Unis — l’un au début des Memorandums pendant la guerre, l’autre vers la fin — illustrent son ironie pointue quand il s’attache à décrire la ville et ses changements rapides de visages, les étranges métamorphoses quasi fantasmagoriques d’un bâtiment capable d’abriter tant de contradictions, tant de mutations de la nation. L’Office des brevets fut érigé pour mettre en lumière l’inventivité humaine, pour célébrer le progrès de la civilisation à travers le développement de nouveaux outils, instruments et machines. Le deuxième étage de ce bâtiment possédait des vitrines qui couvraient toute la salle, certaines éclairées au gaz, « garnies à ras bord d’ustensiles miniatures en tous genres, de machines, d’inventions inédites » (les inventeurs de l’époque devaient soumettre ces miniatures pour faire une demande de brevet). Certains de ces spécimens représentaient les armes les plus récentes et les plus efficaces qu’on utilisait de plus en plus largement sur les champs de bataille de la guerre de Sécession. C’est pourquoi Whitman développe subtilement dans le paragraphe « L’Hôpital de l’Office des brevets » la cruelle ironie contenue dans le mot vitrines : il décrit les « vitrines majestueuses et imposantes » qui renfermaient les spécimens de l’invention de l’homme, puis il nous dit que « séparant ces vitrines, se trouvent des espaces » «pour qu’on y loge des malades ; sans oublier ceux qui occupent déjà deux rangées qui traversent toute la longueur de la salle. » « Beaucoup étaient déjà des cas graves », nous dit Whitman, « vu le piteux état de leurs plaies et de leurs amputations. » « On assistait à une curieuse scène », nous dit Whitman, d’autant plus gênante par la cohabitation d’une série de ces « vitrines » célébrant le dernier matériel de guerre et d’une autre série de « vitrines » révélant les horribles dégâts dus à leur utilisation. Le bâtiment érigé pour mettre en lumière les fruits de la civilisation éclairait maintenant les conséquences ensanglantées —la vitrine des vitrines en quelque sorte — l’image d'une nation qui commençait tout juste à devenir un modèle de civilisation du Nouveau monde et qui sombrait trop vite dans la barbarie.

Lorsque Whitman, en 1865, démarrant son stage, revient à l’Office des brevets, il voit une fois encore la salle d'exposition qui, en mars, fut décorée pour le dîner de gala et le bal pour la deuxième inauguration du président Lincoln. La subtile ironie du passage « L’Hôpital de la Salle des brevets » se durcit et devient sarcastique et cynique dans le paragraphe « Le Bal de l’Inauguration » : « et je n’ai pas résisté à imaginer ces pièces… quel spectacle différent offraient ces salles, hier encore, quand elles accueillaient une foule tragique de blessés. » Le contraste radical entre les « femmes splendides, parfumées, de divins violons » et « les agonisants et leurs regards lointains déjà, le chiffon maculé de sang, l’odeur des plaies » dépasse ce que Whitman peut supporter. La « Civilisation » semble maintenant avoir réhabilité le bâtiment ; les vitrines exhibant naguère les inventions se retrouvent entourées de musique, de danse, de gastronomie, mais Whitman sait voir le vernis de tout ça : il ne peut plus pénétrer dans ce bâtiment, sans revoir, réentendre, ni sentir les autres vitrines aujourd’hui invisibles, mais encore présentes, les plus redoutables, « la foule des blessés graves » qui va le hanter pour le reste de sa vie.

—EF

« L’Hôpital de l’Office des brevets »

Le 23 février — Je ne peux en aucun cas oublier de mentionner le grand Hôpital installé dans l’Office des brevets. Il y a quelques semaines encore, le vaste espace du deuxième étage de ce bâtiment de Washington à l’architecture des plus nobles était envahi par des rangées de soldats malades, grièvement blessés et agonisants aussi. Ils occupaient trois des plus grands appartements. Je m’y suis rendu à maintes reprises. J’ai assisté à un spectacle étrangement fascinant, empreint de gravité, ayant la mort et la souffrance pour toile de fond. Il m'arrive d’y aller la nuit aussi afin d’apaiser et soulager les cas les plus sensibles. Des vitrines majestueuses et imposantes habillent deux des immenses appartements, garnies à ras bord d’ustensiles miniatures en tous genres, de machines, d’inventions inédites ; on y trouve également des cadeaux entreposés et des curiosités provenant de l’étranger. Séparant ces vitrines, se trouvent des espaces, mesurant approximativement huit pieds de large et suffisamment profonds pour qu’on y loge des malades ; sans oublier ceux qui occupent déjà deux rangées qui traversent toute la longueur de la salle. Beaucoup étaient déjà des cas graves, vu le piteux état de leurs plaies et de leurs amputations. On trouvait d’autres lits encore installés dans une galerie surplombant la salle. On assistait à une curieuse scène pendant la nuit, avec toutes ces lumières. Les vitrines, les lits, les formes allongées, la galerie surplombant, le carrelage en marbre — cette souffrance en tous ses degrés et tant de courage requis pour les affronter — les gémissements de certains que rien parfois ne pouvait étouffer — une autre fois, un pauvre garçon mourant, le visage émacié au regard déjà lointain, l’infirmière à ses côtés, le médecin sur place aussi, mais pas un ami, pas un parent — tels furent, ces derniers temps, les tristes tableaux à l’Office des brevets. Maintenant tous les blessés ont été déplacés, libérant le lieu.

« Le Bal de l’Inauguration »

Le 6 mars — Le Bal de l’Inauguration. — Je viens de voir les salles de danse et les salles à manger somptueusement décorées à l’occasion du bal de l’Inauguration, à l’Office des brevets, (qui commence dans quelques heures ;) et je n’ai pas résisté à imaginer ces pièces que la musique emplira et que les pieds des danseurs fouleront — quel spectacle différent offraient ces salles, hier encore, quand elles accueillaient une foule tragique de blessés, apportés par le Second Bull Run, Antietam et Fredericksburg. Ce soir même, des femmes splendides, parfumées, de divins violons, la polka, la valse aussi ; mais il y a peu, les amputations, les visages bleuis, les gémissements, les agonisants et leurs regards lointains déjà, le chiffon maculé de sang, l’odeur des plaies, et ces fils sans mères qui traînaient là, parmi les étrangers, les mourants là, négligés, (il faut dire que la foule des blessés graves était conséquente et que la tâche était rude pour l’infirmière, pour le chirurgien).

Afterword: 

Ces deux paragraphes qui parlent de l’Office des brevets, tirés des Mémorandums pendant la guerre, servent de palimpsestes pour Whitman, qui détecte dans chaque partie un chapitre enfoui de l’histoire, une vérité plus sombre. À la vue de cet espace dédié au génie humain et son occupation dès le début de la guerre afin d’accueillir les soldats malades, blessés et mourants, au contact aussi de tant de souffrances qui altéreront son regard sur la société et les institutions américaines, Whitman finit par réviser son sentiment vis à vis du progrès ; s’ouvrit devant lui le chemin qui le conduisit à se dévouer aux blessés et leurs frères. Car lorsque « ce bâtiment de Washington à l’architecture des plus nobles », siège de l’organisme ayant pour mission d’évaluer et protéger l’inventivité du peuple américain, fut transformé « en un site ayant la mort et la souffrance pour toile de fond », une nouvelle ère politique et sociale fut brevetée, où la mort régnait. Et quand cet espace servit de cadre au deuxième bal inaugural en l’honneur de Lincoln, les salles flattées d’accueillir des femmes belles et parfumées, la musique, la danse aussi, le poète ne put oublier « les amputations, les visage bleuis, les gémissements, les agonisants et leurs regards lointains déjà, le chiffon maculé de sang, l’odeur des plaies, et ces fils sans mères qui traînaient là, parmi les étrangers, les mourants, là, négligés » — un inventaire d’horreurs qui mit en relief les complications liées à la promesse électorale que Lincoln fit de gagner la guerre et ensuite ressouder l’Union. Cela, aussi, allait être breveté dans les écrits de Whitman.

Dans cet hôpital de fortune, ce qu’il vit le hanta et en invoquant la présence fantomatique des hommes, il retrace l’une de ses méthodes de travail, et détaille les différents degrés de souffrance, les cicatrices qu’il vit. Ed Folsom remarque que « souvent Whitman découpait vraiment ses poèmes, ses essais et faisait des montages », transformant ses manuscrits en palimpsestes, qui sont parfois difficiles à identifier et transcrire, où on retrouve parfois pêle-mêle des mots barrés et des expressions mal fagotées cherchant leur sens parmi les nouveaux vers et les idées nouvelles. Il utilise le même procédé pour les versions successives de certains de ses écrits, fusionnant ses souvenirs à certains de ses désirs. Nul doute qu’il ne put se retenir de revisiter les Feuilles d’herbe : chaque détail évoquait la tragique escalade de la guerre, l’invention la plus pérenne.

« Le passé n’est jamais mort », écrivit William Faulkner dans son roman, Requiem pour une nonne. « Ce n’est même pas le passé. » Le rôle indéniable du passé à faire naître des croyances et à influer sur le comportement du présent — ce que Faulkner développa dans la plupart de ses chroniques, à propos de la vie d’après guerre des descendants des vaincus dans le Mississippi — influença fortement la récente controverse sur la question d’arborer le drapeau confédéré dans les espaces publics dans le Sud. La transmission de générations en générations des récits de bravoure, de trahison et d’échec, permet d’entretenir une certaine façon d’appréhender la place de chacun dans le monde — c’est pourquoi les séquelles de la guerre de Sécession continuent d’inquiéter la famille politique américaine. Les blessés et agonisants allaient quitter l’Office des brevets, mais pas la conscience chahutée du poète qui témoignait dans le moindre détail des conséquences de la sécession — qui rodent encore parmi nous.

—CM

Question: 

Tout lieu que nous avons pu visiter plusieurs fois garde en mémoire les événements successifs qu’il a pu abriter, fussent-ils heureux, tristes, solitaires, amicaux, frustrants ou inspirants. Pensez à une pièce, un bâtiment où vous avez vécu — comme Whitman le fit à l'office des brevets — et remémorez-vous les émotions multiples et antagonistes et témoignez de votre relation à cet endroit.

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