Semaine 5, Whitman et la guerre de Sécession

La Couverture de Roulements de tambours et l'après Roulements de tambours (1865–66)
La Couverture de Roulements de tambours et l'après Roulements de tambours (1865–66)

Avant-propos

Lorsque Whitman a inclus son livre Roulements de tambours, sur la guerre de Sécession, dans les Feuilles d’herbe, il a gardé ce poème comme le premier poème dans ce qui est devenu la série de poèmes intitulée « Roulements de tambours ». Dans les deux éditions de 1870 et de 1881 des Feuilles, le groupe de poèmes « Roulements de tambours » est précédé d’un poème datant de 1860 intitulé « Ode aux États, pour identifier les 16ème, 17ème, ou 18ème ou Présidences », et c’est l’un des poèmes les plus virulants que Whitman ait jamais écrits. Comme beaucoup d’Américains, il en avait assez des présidents Millard Fillmore, Franklin Pierce et James Buchanan, qui ont tous échoué à prendre cette sorte de mesures fermes et d’action de principe qui auraient pu contribuer à empêcher la nation de se diviser en deux moitiés irréconciliables. Whitman a exprimé sa colère dans un pamphlet politique inédit appelé « La dix-huitième Présidence ! », où il écrivit: « Les 16ème, 17ème et 18ème mandats de la Présidence américaine ont montré que la vilenie et la superficialité des grands dirigeants sont tout aussi acceptables à ces États comme à tout despotisme étranger, royaume ou empire. . . . Jamais des hommes plus retors, médiocres, pleurnichards, peu fiables, et fourbes ne se sont ainsi affichés publiquement ! Jamais ces États ne furent autant bafoués. . . . Le Président mange de la saleté et des excréments lors de ses repas quotidiens, les aime, et tente de forcer les États d’en faire autant. » Dans son poème qui présente « Roulements de tambours », Whitman s’exclame : « Quelle sale Présidence ! », et il nous laisse avec la posture d’un homme au sommeil incertain : « Alors je dormirai un certain temps encore, car je vois que ces États dorment, exprès; / (En conjuguant les ténèbres, avec un tonnerre grossissant, et des pousses luisantes, nous nous révéillerons comme il le faut, / et le Sud, et le Nord, et l’Est, et l’Ouest, sur le littoral et à l’intérieur des terres, à tous coups, oui, nous nous réveillerons.) »

Ce triste état des choses, les corruptions politiques et les impasses sans fin, conduisent dans le poème « Roulements de tambours » à une sorte de jubilation quand quelque chose commence enfin à se passer, lorsque la « racaille flottant au-dessus des eaux » est finalement dissipée par les actions des citoyens qui se réveillent, qui ont décidé qu'ils allaient se soulever « aux Nouvelles du Sud » — les troupes des Confédérés ouvrant le feu sur la garnison fédérale à Fort Sumter, en Caroline du Sud, le 12 avril 1861, les coups de feu qui déclenchent la guerre. À ce stade, Whitman se complaît dans l'énergie et l’euphorie purificatrice de sa ville, « Manhattan », et il ressent « la fierté et la joie dans ma ville » tandis qu’elle continue ses activités d’« armement », de bénévolat, et de marche aux roulements de tambours « sur la peau tendue du tambour » (une image des tambours militaires, mais aussi une image des oreilles des citoyens, comme le bruit de ces tambours joue sur les tympans des oreilles des citoyens, un million de membranes tympaniques qui vibrent, enregistrent, et répondent à ces roulements de tambours de guerre).

Il y a une insistance bizarre dans ce poème sur : les « bras », sur les « jeunes hommes se mettent en rangs et saisissent les armes », sur « On s’arme à l’extérieur — on s’arme à l’intérieur », sur « gardées par des sentinelles armées », sur « aux armes ! aux armes ! les cris partout » — « La guerre! Une course armée avance ! » Mais cette « course » de jeunes hommes, excités de rentrer dans la bataille, va bientôt découvrir que « leurs membres déliés » sont sur le point d'être sacrifiés, tandis que la guerre de Sécession se prolonge pendant « des semaines », puis » des mois », et « des années », et devient la grande guerre de l’amputation. Peut-être que seulement à la fin du poème nous commençons à remarquer que le mot « arm’d » est toujours contracté, avec une lettre manquante, témoignant d’une absence, tout comme un bon nombre de ces jeunes hommes aux membres déliés allait revenir à Manhattan avec des membres manquants : une fois que les « les canons silencieux. . . (interrompent leur) silence », puis, « bientôt opérationnels », commence le « sang répandu. » Ceux qui sont armés perdent leurs bras; les membres sont arrachés. À l’excitation et l’euphorie d’un nouveau départ s’associe le triste pressentiment du « service de l’hôpital — les tissus molletonnés, les pansements, et les médicaments » avec lesquels Whitman allait devenir si familier moins de deux ans plus tard, quand il commence à se déplacer parmi les milliers d’amputés dans les hôpitaux de la guerre de Sécession de la capitale de la nation.

—EF

« Roulements de tambours »

AVANT toute chose, ô chants, pour un prélude,
Tapez doucement sur la peau tendue du tambour, tendue, la fierté et la joie
habitent ma ville,
Comme elle a su guider les siens jusqu’aux armes — comme elle a su répondre présent,
Comme elle a bondi, lestement, les membres déliés, sans attendre un moment,
elle jaillit ;
(Ô la superbe! Ô Manhattan, toute à moi, sans pareille !
Ô toi si forte à l'heure du danger, au temps de la crise! Ô
toi, l’irréprochable !
Comme tu t’es élancée ! comme tu t’es défaite de tout habit de
paix, avec indifférence ;
Comme ta douce musique d’opéra a laissé la place à celle du fifre
et du tambour ;
Comme tu as préparé chacun à la guerre, (ceci servira à notre pré-
lude de chants de soldats,)
Comme Manhattan a entraîné par ces roulements de tambour.

Durant quarante ans je vis les soldats défiler dans ma ville ;
Quarante ans de parades — jusqu’à ce que, tout à coup, la Dame de
cette ville grouillante et turbulente,
Sans dormir, parmi ses navires, ses maisons, ses richesses
incroyables,
Avec son million d’enfants l’entourant — soudainement,
En pleine nuit, apprenant les nouvelles venues du sud,
Furieuse, elle frappe, de son poing serré, la chaussée.

La nuit fut frappée par l’éclair ;
Quand, accompagnés d’un bourdonnement sinistre, nos citoyens, telle une ruche,
au lever du jour, débarquèrent.

Ils surgirent alors par toutes les portes,
quittant les maisons, les ateliers,
tumultueusement — C’était fait, Manhattan portait les armes.

En réponse aux roulements de tambour,
Les jeunes hommes se mettent en rangs et saisissent les armes ;
Les ouvriers prennent les armes, (la truelle, le rabot,
et le marteau du forgeron, mis de côté
à la hâte ;)
L’avocat quitte son bureau, et s’arme, le juge
quitte le tribunal ;
Le cocher abandonne son attelage en pleine rue, en sautant
sur le pavé, laissant les rênes brusquement
sur les chevaux ;
Le vendeur quitte le magasin — le patron, le comptable,
le portier, tous partent ;
Des escadrons se rassemblent partout d'un commun accord, et
s’arment ;
Les nouvelles recrues, même les jeunes garçons — les hommes âgés leur montrent
comment porter leur attirail — ils bouclent
les sangles avec soin ;
On s’arme à l’extérieur — on s’arme à l’intérieur — l’éclat des
barils de fusils ;
Les tentes blanches se dressent dans des camps — gardées par des sentinelles
armées —canons prêts du lever au coucher du soleil,
Des régiments armés arrivent chaque jour, traversent la
ville, et embarquent sur les quais ;
(Comme ils ont l’air beaux, alors qu’ils marchent d'un pas lourd vers la rivière,
en sueur, avec leurs fusils à l’épaule !
Comme je les aime ! Comme je pourrais les embrasser, avec leurs
visages brunis, et leurs vêtements et sacs à dos
couverts de poussière !)
Le sang est entré dans la ville — aux armes ! aux armes ! les cris
partout ;
Les drapeaux hissés jusqu’en haut du clocher des églises, et
sur tous les bâtiments publics et les magasins ;
Les séparations qui s'accompagnent de larmes — une mère qui embrasse son fils
— le fils qui embrasse sa mère ;
(La mère qui souffre de cette séparation
sans mot dire — ;)

L'escorte tumultueuse — les rangs de policiers avançant,
ouvrant la voie ;
L'enthousiasme effréné — les acclamations délirantes de la foule
pour leurs favoris ;
L'artillerie — les canons silencieux, purs comme de l'or, tirés
de l’avant, grondent légèrement sur les pierres ;
(Les canons silencieux — qui vont bientôt interrompre votre silence !
Ils seront bientôt opérationnels, et participeront au sang répandu ;)
Le bruissement des préparatifs — tous décidés
à prendre les armes ;
Le service de l'hôpital — les tissus molletonnés, les pansements, et les
médicaments ;
Les femmes se portant volontaires en tant qu’infirmières — le travail
pour de vrai, cette fois-ci — pas un simple défilé d’apparat ;
La guerre ! Une course armée avance ! — l’opportunité
d’une bataille — sans retour en arrière ;
La guerre ! Que ce soient des semaines, des mois, ou des années — une course
armée avance pour la saluer.

Mannahatta en marche ! Ô chantons-là bien !
Ô quelle activité virile parmi les camps !

Et l’artillerie lourde !
Les armes à feu, brillantes comme l'or — l’œuvre de géants —
au service des canons :
Cette fois-ci préparez-les, non pas comme pour l’entraînement civil de
ces quarante dernières années,
Placez-y d’autres choses maintenant, du consistant, en plus de la poudre.

Et toi, La Dame des Navires ! Toi Mannahatta !
Vieille dame de la ville ! Cette ville fière, amicale,
turbulente !
Souvent, dans la paix et la richesse, tu étais pensive, ou secrètement
renfrognée parmi tous tes enfants ;
Mais maintenant, tu souris avec joie, ravie vieille Mannahatta !

Postface

L’engouement de Whitman pour l’armement de Manhattan, inspiré par le choc électrique des forces confédérées de lancer une attaque sur Fort Sumter — les « Nouvelles du Sud » qui ont secoué et réveillé l’Union — peut sembler indécent à la lumière du carnage imminent. Loin d’imaginer l’importance du sang versé qui deviendra d’ailleurs une caractéristique notable de l’Amérique, il applaudit la naissante détermination de ses concitoyens qui contraste avec le flou politique de ces dernières années. La musique d’opéra s’efface devant le son du fifre et du tambour, la diversité des émotions se résume à la foi simple dans des « jeunes hommes (qui) se mettent en rangs et prennent les armes », et, dans cet ordre nouveau, le chant du poète est une vibrante exhortation au combat, dans la tradition des bardes épiques appelant leurs frères à travers les temps : « La guerre! Une course armée avance! »

Whitman accueille cela avec sourire, comme on apprécie l’orage d’été en plein après-midi chaud et humide. Les tambours ne tarderont pas à se faire discrets par respect pour les morts. Mais pour le moment, il inventorie les multiples talents dont la ville est capable pour faire front, les ateliers, telle une ruche, bourdonnant d’activités, dans les les rues et maisons, on répond aux besoins des régiments, des nouvelles recrues, « Le bruissement des préparatifs — tous decidés à prendre les armes. » De ce tumulte, naîtra un chant capable de rassembler la cause et des troupes et de la foule qui les applaudit, la mère embrassant son fils pour lui dire au revoir, les femmes volontaires pour le service dans les hôpitaux : « Mannahatta en marche ! »

La guerre a été une constante dans la littérature occidentale depuis qu’Homère commémora la colère d’Achille dans l’Iliade, et l’engouement de Whitman pour l’armée, du moins au début des hostilités, n’est pas inhabituel. Par exemple, le poète français Guillaume Apollinaire, pendant la Première Guerre mondiale, préféra les casernes aux cafés parisiens. « J’aime tant l’art », écrivit-il à un ami, « que j’ai rejoint l’artillerie. » La vie de soldat, décida-t-il, était sa véritable profession, et il prit plaisir à l'entraînement. « Nous avons dit adieu à toute une époque », écrivait-il en août 1914, se rendant compte que le premier obus tiré inaugurait une nouvelle ère, qu’il décrivit trois ans plus tard dans son essai « Le nouvel esprit et les poètes. » Là, il inventa le terme Surréalisme, le mouvement artistique révolutionnaire du siècle dernier, et qu’est-ce qui aurait pu être plus surréaliste que le fait de constater que le sang qui, un jour, dans une tranchée, ruisselant sur le journal qu’il lisait, était le sien ? Les éclats d’obus qu’on retira de son crâne mirent fin à sa carrière militaire — il ne s’en remis jamais vraiment — C’est peut-être suite à cela que le mariage du rêve et de la réalité prit racine en lui. Si la guerre est le grand clarificateur, vampirisant hommes d’état, soldats, citoyens, les poètes, dans leurs écrits, chantent sa gloire et en pleurent l’horreur. Apollinaire mourut de la grippe espagnole deux jours avant l’armistice, en novembre 1918. Sa poésie demeure, marchant au même rythme que les « Roulements de tambours » de Whitman.

—CM

Question

Même si Whitman, grâce à son travail à l’hôpital, est devenu plus conscient que d’autres de l’épouvantable brutalité et boucherie de la guerre de Sécession, il a néanmoins gardé ce premier poème exalté, écrit au début de la guerre, dans son recueil « Roulements de tambours ». Pourquoi voulait-il préserver un poème qui semble célébrer l’envoi de jeunes gens à une guerre qui allait tuer des centaines de milliers et en mutiler des centaines de milliers d'autres ? Quelle est la signification de ce poème par rapport aux poèmes qui suivent ?

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